Et si la culture occidentale venait à être plongée dans le noir ?

 – Expériences du corps pour l’enrichissement de la pratique architecturale.

 

 

Enoncé

 

                Imaginons que notre culture occidentale soit confrontée à ce qu’elle a toujours rejeté du côté du  Mal, de la mort et de la tristesse : l’Ombre. Imaginons que celle-ci vienne envelopper l’architecture d’un épais brouillard. Imaginons que notre vue soit alors mise à l’épreuve. Que devient notre perception de la spatialité ? Pour tenter cette expérience - "physique" - je m’appuierai sur les propos de Junichirô Tanizaki dans l’Eloge de l’ombre[1] autour de la question de la perception sensitive et réflexive développée par Steinmann dans Augenblicklich[2]. Cette réflexion glissera ensuite sur la question du développement des autres sens, influencée par la pensée de Pallasmaa dans Le regard des sens[3].

 

                Nous sommes toujours étonnés de voir la manière dont un aveugle appréhende l’espace. Et pourtant, se mettre à sa place, ne serait-ce que quelques heures, en désorienterait et en irriterait plus d’un ! La culture orientale vénère l’Ombre. Elle est ancrée dans les us et coutumes des japonais ou des chinois, elle est, pour les orientaux, l’écrin de la beauté.

Mais pourquoi rattaché un aveugle à la culture orientale me diriez-vous ? Parce que l’aveugle n’a jamais été aussi proche de cette culture : chacun a su développer une autre manière de percevoir l’espace - l’un engageant tout le corps comme lieu de perception, l’autre rendant cette perception comme révélateur d’un moment d’exception.

 

Expérience 1 – Développer nos émotions dans le noir

 

                Notre culture occidentale est prisonnière de sa connaissance, de sa propre évolution et de son addiction à l’électricité. Pour Tanizaki, ce "trop" de lumière révèle tout, ne laisse aucune part au mystère et à la découverte. Si l’on se réfère à la définition de la perception sensitive de Steinmann, nous pourrions exprimer l’idée qu’elle possède une perception première, physiologique, très visuelle et donc très immédiate. La perception réflexive, psychologique, est tout autant accélérée : elle transforme rapidement ce qu’elle voit en un signe relatif à ce qu’elle connait, propre à l’identité culturelle. Eteignons maintenant les lumières et laissons Tanizaki peindre le monde selon son identité culturelle. L’architecture devient alors une succession de plans verticaux, plus ou moins reculés pour donner du relief tel un jeu d’ombres, un « dégradé de luminosité ». Ces plans filtrent la lumière naturelle pour en extraire son essence, sa pureté, de la même manière que l’on presse un citron pour en retirer le meilleur (le jus). Ce filet de lumière restant, les japonais le mettent en valeur et l’utilisent réciproquement. Tout devient alors semblable à un clair-obscur, le regard fixe la seule source de lumière existante et cette dernière éclaire le seul élément réfléchissant, le sublimant et laissant le reste dans le non-perceptible. Ainsi, si je reprends les exemples m’ayant le plus marqués dans l’Eloge de l’ombre qui sont le riz, le visage des femmes et les ors s’ancrent dans une perception éphémère voir instantanée pour ces derniers, le moment où le matériau capte en l’espace d’une seconde ce mince rayon de lumière et l’ombre devenant l’écrin d’une "perle" réfléchissante. A ce point, vous me diriez que cette notion de clair-obscur, nous, les occidentaux, l’avions déjà comprise dans la peinture. De la même manière, je pourrais aussi avancer une autre de nos "traditions", celle de la bougie lors d’un repas, dont la signification ne tarde pas à être évoquée : le dîner aux chandelles des amoureux. Dans ce cas, il existe effectivement une chance pour que cette perception se transforme en émotion, voir en Stimmung, ce côté affectif de la perception, ce moment où l’empathie des choses apparaît. Mais l’expérience sera de courte durée car, entre nous, que serait la première chose que nous ferions une fois le repas terminé ? Nous rallumerions la lumière afin de chasser les démons pouvant nous attendre dans le recoin de la maison. D’ailleurs, à l’époque de la bougie en occident, les ors étaient également utilisés pour réfléchir la lumière, non pas pour révéler la beauté même de ces ors mais bien pour définir l’espace qui nous entourait. Dans ce cas, la perception première est identique, mais la perception seconde diffère selon nos conventions culturelles.  

                En orient, l’ombre s’emploie donc comme élément révélateur de lumière, mais aussi comme révélateur d’espace, et c’est ici que notre perception réflexive est réellement brouillée.  En effet, Tanisaki évoque la profondeur de l’obscurité : plus le volume d’une pièce sera grand et plus la pénombre sera dense.  Nous ne vivons pas la tension de cette pénombre pesant sur nos épaules de la même manière. Les orientaux se sentent rassurés par tout ce noir qui les entoure et définissent par cette épaisseur la grandeur spatiale existante. Nous, nous serions mal à l’aise, perdus, nus de toute identité. Nous serions dans un élément dont nous avons peur, à la recherche de repères afin de pouvoir coller une étiquette à cet inconnu qui nous enveloppe.

 

                De la même manière, la pénombre amplifie la Stimmung. En effet, pour Tanizaki, la lumière artificielle « aplatie la spatialité »[4]. La pièce n’a donc plus aucun caractère, nous restons neutres, vide d’émotions face à ses murs. Immergeons-nous dans la pénombre et les sensations seront décuplées ! Tanizaki le décrit très bien dans le passage sur les lieux d’aisances : « une odeur de vert feuillage et de mousse […] il me plaît d’entendre tomber une pluie douce et régulière […] pour goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons. »[5]. Notre perception sensitive serait alors estompée une fois engloutis dans les ténèbres et d’autres moyens de perception apparaîtraient : la vue, l’ouïe, l’odorat… Nous observons que ces perceptions innées, nous les avons acquises également en occident : la preuve en est que lorsque nous lisons le passage des lieux d’aisances de Tanizaki, ce n’est pas sans empathie que nous nous imaginons dans ces endroits particuliers à redécouvrir la nature (et l’architecture) qui nous entoure. Nous avons les capacités à mettre une signification à ces éléments actifs qui nous englobent, puisqu’elles sont dues à des expériences corporelles connues et mémorisées par notre conscience. Notre culture nous a, à nous aussi, donné les moyens d’avoir une perception réflexive dans le moment où la lumière est tamisée. Alors pourquoi ne pas réessayer ?

 

Expérience 2 – Développement de nos sens

                Découvrir le monde qui nous entoure par les cinq sens, c’est également ce que recherche Pallasmaa, énonçant le même regret que Tanizaki : l’hyper-développement de tout ce qui se rapporte à la vue dans notre société. A cela, il intègre deux nouvelles notions : la vision nette, ce sur quoi notre culture se focalise, et la vision périphérique, que nous négligeons. J’ajouterai qu’en occident, cette vision nette se traduit par l’usage quasi exclusif de la vue. En effet, il défini la vision occidentale comme un centrisme oculaire : nous ne voyons que ce que nous décidons de regarder. Nous oublions totalement la perception périphérique, ou encore mieux, nous la faussons volontairement en cadrant par exemple l’objectif de notre appareil photos sur le bâtiment ou son détail architectural. Mais pour comprendre le monde, n’avons-nous pas besoin d’un contexte existant, d’une situation historique, d’une approche périphérique ? Aussi, comment faire interagir le corps avec l’espace qui nous entoure ?  Retentons l’expérience : laissons le noir envahir notre espace.  

 

                Selon Pallasmaa, tous les sens découlent d’un sens originel : le toucher – seul sens ayant un contact direct avec les objets. Les autres sens, découlent de ce sens originel – contact indirect. La vue ne possède donc pas, dans ce cas, le monopole des sensations perçues. Pour l’anecdote, ne dit-on pas à l’enfant de toucher avec les yeux lorsqu’il entre dans un magasin pour éviter qu’il ne touche à tout et casse quelque chose ? Pourtant, il est le reflet même du reflexe originel de toucher pour découvrir. Dans l’ombre nous développerions donc ce sens inné, présent dès la naissance, ce besoin d’effleurer, d’appuyer, de tâter pour ressentir.

Etudions notre aveugle. Nous observons qu’il développe très fortement ce sens originel, non pas seulement avec la main mais aussi avec toutes les parties de son corps (par exemple les pommettes comme sonar pour voir sans la vue). Ainsi, par l’inhibition de la vue, soit l’inhibition de la vision nette, tout son corps devient expérience de la vision périphérique. De même dans l’Eloge de l’ombre : la pénombre déstabilise la vision nette et développe la vision périphérique. En fait, le corps entier devient jauge d’expérience, et emmagasine l’aura de ce qui l’entoure. Cette énergie ressentie devient ensuite interprétation selon la personne qui la reçoit. Il y a autant de corps que d’interprétations du monde. C’est un nouveau dialogue entre l’architecture et le corps. Le bâtiment fait vibrer, le corps s’émeut de toute part et la Stimmung apparaît. La perception réflexive se remet en route, en soif de connaissance. Finalement, je me demande si être aveugle n’est pas une chance… Cela inhiberait-il les signes d’une culture, ses conventions ? Pourrions-nous parler d’une perception universelle où chacun interpréterait à sa manière sa vision du monde ?

 

Contre-expérience – Le mythe de la caverne

                Avant de conclure, vérifions nos propos à l’aide d’un contre-exemple. En effet, si l’occident n’a jamais intégré la notion d’ombre dans son architecture, dans sa perception de l’espace, c’est en partie parce que les signes que nous lui attachons sont ancrés dans l’apprentissage de la (notre) vie occidentale et que nous en définissons une culture de la connaissance qui s’appuierait sur la culture visuelle. D’ailleurs, Platon le défini très justement dans son Allégorie de la caverne : la caverne, lieu sombre où les hommes sont dans l’erreur de ce qu’ils voient et entendent, le dehors, lieu du soleil et de la lumière, l’accès à la connaissance. Si nous mettions en application ces propos, de manière très imagée, il faudrait que cela soit au tour des orientaux de plonger dans le noir leurs demeures et qu’ils appréhendent le monde sous la lumière. D’autres par, Platon défini la caverne comme le lieu du sensible où les hommes pensent accéder à la vérité par leur sens. Mais n’y-a-t-il pas contradiction ici ? Ne découvrons-nous pas le monde à travers l’expérience de notre corps, soit d’après nos sens ?  Je pense donc que l’interprétation de cette philosophie revient à dire que nos deux cultures possèdent chacune une théorie esthétique opposée, mais qu’il ne serait pas exclue de sortir de notre confort habituel pour ouvrir notre esprit. En ce sens, les orientaux ont déjà appliqué ce principe en intégrant l’électricité dans leurs usages quotidiens, et c’est ce que Tanizaki regrette dans l’Eloge de l’Ombre. J’insiste et j’en reviens donc à mon postulat de départ : pourquoi pas à notre tour de faire l’effort de découvrir un autre parti pris sur le sujet ?

 

 

Résultats - conclusion

                Plonger l’occident dans le noir serait un projet bien ambitieux au risque de déclencher une catastrophe pour notre civilisation. Elle s’est développée autour d’un certains nombre de significations qui ont forgé son identité, difficiles à ébranler. Ne serait-ce que par curiosité : qui serait capable d’effacer son petit confort lumineux par un retour à la bougie sous prétexte de meilleures sensations spatiales ?  Qui passerait du côté des forces obscures pour développer sa Stimmung ? A moins d’un effet de mode, peu de volontaires s’essaieraient sur du long terme…

Pourtant, l’hypothèse initiale a permis de retenir un certain nombre de leçons sur des us et coutumes issus d’une acceptation de l’ombre dans un mode de vie. Des leçons au service de l’architecture de demain, que les architectes sont priés de retenir. L’objectif de l’architecture est d’émouvoir. Un bâtiment devient intéressant dès lors qu’il mobilisera tous les sens de notre corps. Nous pourrions même imaginer qu’il pousse vers de nouvelles expériences en déstabilisant volontairement l’usager. D’ailleurs, ne pourrions-nous pas imaginer une règle, un nouveau processus de conception agissant sur la perception sensitive ?

 

 

 

« Je pense que se réveiller la nuit et habituer ses yeux à la pénombre pourrait être une définition de la vie »                                                                                    Hervé Le Tellier

 


[1] TANIZAKI Junichirô, Eloge de l’Ombre, Publications orientalistes de France, 1993

[2] STEINMANN Martin, Augenblicklich. Notes sur la perception des choses en tant que formes, Matières, 1999, n°3

[3] PALLASMAA Juhani, Le regard des sens (extrait), Linteau, 2010

[4] TANIZAKI Junichirô, Eloge de l’Ombre, Publications orientalistes de France, 1993

[5] Ibid. p.22